Exposer pour incarner : l’immigration à la mode
“Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu”. Ce sont les mots de Leïla Slimani dans le tome 3 de la trilogie du “Pays des autres” (2025).
Des mots qui traduisent sans doute “les ambitions scolaires plus élevées des élèves issus de l’immigration que le reste de la population”, et donc un rapport étroit entre culture, éducation, origine sociale et migration (rapport éducation/migration cf. Belleguic Camille, Nommer l’innommable. Les pouvoirs publics ont-ils besoin de statistiques ethniques ? Le cas des politiques éducatives. édité en 2024). Nous choisissons ici de travailler le rapport entre culture et migration dans l’espace du musée.
L’exposition de l’autre au musée : incarner pour exister
Le propos de Brinbaum et Guégnard fait écho aux tentatives de définition qui font la profondeur de l’exposition “Migrations : une odyssée humaine” actuellement au Musée de l’Homme, Paris. D’utilité publique, cette exposition intervient dans un contexte politique miné par la thématique dite de “‘l’immigration”, et ceci n’est pas nouveau. Ceci n’est pas nouveau, la préférence nationale et la volonté de cibler cette “altérité perçue” à des fins politiques et personnelles, ne date pas d’hier rappelle Gérard Noiriel. Spécialiste de l’histoire de l’immigration, ce dernier rappelle la nécessité d’instrumentalisation de l’autre pour dominer. De certains de rétorquer que la démarche ici, c’est uniquement “enfoncer une porte ouverte”. Pourquoi alors le récent rapport de Camille Belléguic, datant non moins de 2024, est-il encore lui aussi éloquent au regard des rapports sociaux de classe et de race ?
Les deux phénomènes sont connectés en un lieu même : la domination. Diviser pour mieux régner. Si Eric Fassin rappelle la volonté de maintien d’une confusion entre “étranger” et “immigré”, c’est bien que les sciences sociales sont là pour parler de réalités, de vécus qu’un certain nombre souhaitent gommer. La difficulté à penser le modèle d’intégration des populations immigrées est aussi reliée au paradoxe qui lie égalité et discrimination, égalité et nationalité. D’où la nécessité de rappeler :
« Toute la confusion qui règne aujourd’hui entre les catégories “étranger” et “immigré”, “étranger” et “d’origine étrangère”, “racial” et “ethnique” ne résulte pas d’erreurs au regard de ce que serait une définition correcte de ces catégories […]. Elles disent une vérité profonde et inacceptable, à savoir que la nationalité effective importe bien moins que l’altérité perçue, que des personnes françaises continuent d’être vues comme n’étant pas d’ici » (FASSIN, 2006).
Car le commissariat scientifique de l’exposition « Migrations : une odyssée humaine » le rappelle bien : “la migration est une réalité constante et régulière, inséparable de l’histoire de l’humanité. Sa caractéristique réside moins dans une ampleur que dans la grande diversité des visages, des routes, des motivations et du vécu de ceux que l’on nomme désormais les migrants”. Parler su phénomène de migration, c’est aussi parler des rapports de forces interactionnels déployés dans l’ensemble de nos vies sociales, toutes sphères confondues, y compris le musée, mais aussi l’éducation. Nous y reviendrons plus en détails dans le prochain article de cette série.
L’objectif est ainsi posé dès l’introduction de l’exposition « Migrations » : s’intéresser à ce phénomène humain pour “dispenser les faits sans céder aux préjugés, éveiller la curiosité et alimenter la réflexion. Avec la conviction que la science peut éclairer le débat public”. S’agirait-il alors d’évaluer la curiosité ou le manque de curiosité d’une partie de notre communauté citoyenne française ?
L’immigration est à la mode vous me direz. Elle l’a toujours été, surtout au programme des réflexions au sein des partis politiques.
Toutefois, aujourd’hui, la culture et ses institutions se saisissent de thématiques socio-politiques, puisque « tout est politique », n’est-ce pas ? Tout récemment, les musées font donc de l’immigration une politique d'utilité publique.
Pour preuve, nous noterons précisément sur la courte temporalité 2024-2025 les expositions en rapport avec notre relation à l’altérité : l’exposition ‘Exils : regards d’artistes” au Louvre-Lens (25 SEPTEMBRE 2024 - 20 JANVIER 2025), ”Revenir” au Mucem (18 OCTOBRE 2024 - 16 MARS 2025) , l’exposition “Au fil de d’or : l’art de se vêtir de l’Orient au Soleil-Levant” ouverte récemment par le musée du Quai Branly (11 FÉVRIER 2025 - 06 JUILLET 2025), “Migrations : une odyssée humaine” au Musée de l’Homme (27 NOVEMBRE 2024 - 08 JUIN 2025), “Wax” au Musée de l’Homme (05 FÉVRIER - 07 SEPTEMBRE 2025), également, “Présences arabes” (05 AVRIL - 04 SEPTEMBRE 2024) au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, “Paris noir” à venir prochainement au Centre Pompidou, ou encore sur un temps plus “ancien” et encore “récent” les échanges artistiques Paris et l’étranger « Paris nulle part ailleurs » au musée de l’Histoire de l’immigration (27 SEPTEMBRE 2022 - 22 JANVIER 2023), ou le nouveau parcours permanent de cette même institution. L’exposition à venir sur le “phénomène” des “Banlieues chéries” (11 AVRIL - 17 AOÛT 2025) dans ce même lieu, cité ici-même de nouveau pour une meilleure exposition intuitive des faits : l’immigration est un fait qui intéresse les professionnels de musée, comme le rappelle l’enquête publiée le 17 janvier 2025 de l’hebdo du Quotidien de l’art intitulée “Les musées s’emparent du sujet de l’immigration”. Constance Rivière , directrice du musée de l’Histoire de l’immigration, Paris, Dominique de Font-Réauly commissaire de l’exposition “Exils : regards d’artistes” au Louvre-Lens. Mathilde Beaujean, commissaire de “Migrations : une odyssée humaine” interviennent et confirment l’investissement des thématiques sociales et politiques par les institutions muséales.
Car rappelons-le, parler d’une réalité humaine, la “migration”, c’est énoncer une démarche, la démarche qui est au cœur de cet article : parler du racisme comme rapport de domination. Le racisme se définit comme une inégalité elle aussi, mais définie selon un principe relationnel arbitraire et binaire, établi au bénéfice d’un dispositif de pouvoir et de domination : le “phénomène relationnel” de la race (COLIN et QUIROZ, 2023). “A l’origine de la structuration des relations sociales” (BANCEL, 2019) et qui plus est en situation coloniale, le phénomène relationnel de la race a défini le colonialisme, le comportement des empires coloniaux et justifié les conquêtes coloniales. La situation coloniale, autrement dit ce rapport social prônant le mépris de l’autre, a justifié et justifie encore aujourd’hui les manifestations suivantes dans différentes sphères d’interaction sociale : une “exploitation économique, une marginalisation sociale, une infériorisation juridique, une dépersonnalisation”, objectification ou “chosification” du colonisé, de l’autre (idem).
Sources :
BANCEL, Nicolas (2019). Le postcolonialisme. Chapitre premier.
BELIN, Soisic (2025). Les musées s’emparent du sujet de l’immigration. l’hebdo du Quotidien de l’art n°2968, pp. 9-13
BELLEGUIC, Camille (2024). Nommer l’innommable. Les pouvoirs publics ont-ils besoin de statistiques ethniques ? Le cas des politiques éducatives. Rapport individuel d’expertise, “réalisé dans le cadre de la scolarité de l’auteur à l’Institut national du service public ; les opinions et analyses émises dans le présent rapport n’engagent toutefois que son auteur et non l’INSP”.
BRINBAUM, Yaël et Christine GUÉGNARD (2012a). « Le sentiment de discrimination des descendants d’immigrés : reflet d’une orientation contrariée et d’un chômage persistant ». Agora Débats/Jeunesses, n° 61, pp. 7-20
CESAIRE, Aimé (1950), Discours sur le colonialisme. Paris, Réclame.
COLIN, Philippe, QUIROZ, Lissell. (2023). “Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine”
NOIRIEL, Gérard (2024). Préférence nationale. Leçon d’histoire à l’usage des contemporains
SLIMANI, Leïla. (2025). “J’emporterai le feu. Le pays des autres, 3”
Crédits : PAGES Bernard, Etude pour l’affiche du Cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Gouache sur papier blanc satiné (1998).