Joséphine, Guillaume, Isadora et les autres. Danser le pouvoir

Joséphine, Guillaume, Isadora et les autres. Danser le pouvoir. Une approche du genre dans les arts visuels

Joséphine Baker aura utilisé l’exotisme comme arme artistique il y a un siècle. Aujourd’hui, une lecture intersectionnelle du parcours du danseur Guillaume Diop permet de faire intervenir genre et race comme doubles déterminants des difficultés rencontrées dans son parcours. Comment des acteurs de leur temps ont-ils utilisé leur discipline pour prendre une place qui ne leur était pas due de prime abord dans le cadre d’un ordre social dominant ? Joséphine Baker, Guillaume Diop, Isadora Duncan, Paula Padani, Gertrud Grunow permettent de lire la danse comme vecteur de reconfiguration des rapports de pouvoir. Le rythme et le corps interviennent dans une redéfinition des systèmes relationnels, y compris le système pédagogique. Les rôles du.de la danseur.se peuvent aussi être définis selon plusieurs matrices. Il peut s’agir de progressivement figurer, au sein de l’espace public, un art d’avant-garde, telles que l’ont fait Isadora Duncan et Gertrud Grunow au début de la modernité (occidentale).

Ce premier essai, le premier d’une série de cinq épisodes-portraits, dressera un premier portrait de la philosophie syncrétique de la danse et de la couleur de Gertrud Grunow, professeure de musique puis enseignante au sein de l’école du Bauhaus. Les prochains portraits figureront la singularité des quatre profils cités en introduction.

Gertrud Grunow est une femme inspirante pour cette raison primaire : l’instauration d’une discipline innovante, la “couleur sonore”, une discipline et alliance du rythme et de la couleur. Sa pédagogie, son cours sont ainsi perçus comme une danse. Une couleur est rythmée, symbolisée par un graphique, cercle chromatique (cf. ci-dessous).

Gertrud Grunow, professeure de musique dans les années 1890 à Düsseldorf, intègre en 1919 le programme éducatif du Bauhaus. Le Bauhaus, simplifions : c’est une école (maison Haus) “de la construction” (Bau), autrement dit une école tournée vers la création artistique ancrée dans une approche conceptuelle et matérialiste syncrétique. Elle forme ainsi ses étudiant.e.s en architecture, sculpture, peinture (Kandisky), atelier textile, atelier métal et oriente la matérialité de ses productions vers l’artisanat.

Mise en place par Walter Gropius en 1919, ce dernier n’instaure officiellement aucune « distinction entre le beau sexe et le sexe fort. Des droits absolument égaux ainsi que des devoirs absolument égaux – pas de concessions faites aux femmes ; tous les artisans au travail » (Walter Gropius, « Programme du staatliche Bauhaus à Weimar », avril 1919, Ibid., 53).

La réalité est toute autre. La distinction de sexe influe sur le choix ou non-choix des disciplines suivies par les étudiantes femmes de l’école. Ainsi, à de rares exceptions près, un nombre infime de femmes se verront diplômées de l’atelier métal et textile, hormis Anni Albers et Marianne Brandt, par exemple. Par son statut d’enseignante, Gertrud Grunow réinstaure les principes de la couleur gothéenne nés de la Farbenlehre. A l’instar du cercle chromatique qu’elle instaure dans ses enseignements, celui-ci permet, tel que celui pensé par Goethe, “de concevoir la totalité des couleurs et leur continuité infinie” (EHRHARDT & FLEURY, 2018). De plus, ce cercle chromatique est pensé comme un concept synonyme d’harmonie par association, intersection, croisement. Dans la Farbenlehre (théorie des couleurs), “sons et couleurs sont comparés à deux fleuves qui prennent leur source à la même montagne” (idem). Plus que synthétique, la Farbenlehre est syncrétique là où la création artistique est le résultat d’une unité organique. Pour Goethe, cette unité organique est un lien entre nature et arts, la nature et l’humain, qui entraine l’harmonie musicale et l’harmonie des couleurs.

Josef Matthias Hauer fonde le concept de “couleur sonore” (idem), en version originale Über die Klangfarbe (1918), sur les préceptes goethéens de Farbenlehre. Hauer dialogue ainsi avec un artiste de l’époque, Johannes Itten, artiste du Bauhaus. Itten présagera cette vision spirituelle de l’art promue ensuite par Gertrud Grunow au sein de cet environnement foisonnant : l’école du Bauhaus.

Ainsi, “avec des enseignants comme Grunow, la musique s’intègre pleinement dans les projets inter-arts du Bauhaus”, notamment via les cours de Dalcroze qu’elle a approché avant sa période Bauhaus. Cette pensée, pédagogie, interaction musique, sons et couleurs, s’exprime à travers sa “Théorie de l’harmonisation” (Harmonisierungslehre). Cette théorie voit le jour en même temps que la première exposition du Bauhaus de 1923. La théorie de l’harmonisation peut être interprétée comme une “approche philosophique de la créativité et du corps” (Yin Ning Kwok, 2020).

Ci-contre (gauche) © Alfred Arndt, Color circle from the lessons of Gertrud Grunow, c. 1921, Bauhaus-Archiv Berlin, VG Bild-Kunst, Bonn 2019.  Ci-contre (droite) © Émile Jaques Dalcroze, The Dalcroze System: Huntly Carter, The New Spirit in Drama and Art, London 1912.

A titre d’illustration de cette danse de l’esprit et de cet esprit dansé, prenons Lothar Schreyer, enseignant de la classe de stage design au Bauhaus, de 1921 à 1923. Il donne un aperçu d’un cours de Grunow. Dans le passage suivant, on notera cette connexion du rythme et du corps, par la danse, comme vecteurs de correspondance entre l’esprit et le corps :  

“She … gave us the impression of being one of the great knowledgeable people of prehistoric times. Out of an inner clairvoyance, the spiritual connections between color, form and tone arose [in her pedagogy], evoking the structure of the living figure. She had recognized and worked out the harmonization exercises through which these connections can be awakened or restored in every human being. In this way she brought people inwardly and outwardly ‘into balance.’ … Lothar Schreyer, Erinnerungen an Sturm und Bauhaus, Albert Langen Georg Müller, Munich 1956, p. 187.)

Sources

BLANCHARD Pascal & BOËTSCH Gilles. (2021). Le racisme en images. Déconstruire ensemble. 

BURCHERT Linn. Gertrud Grunow’s Theory of Harmonization. A Connection between European Reform Pedagogy and Asian Meditation?. Publication journal en ligne du projet ‘bauhaus imaginista’. https://www.bauhaus-imaginista.org/articles/3895/gertrud-grunow-s-theory-of-harmonization?0bbf55ceffc3073699d40c945ada9faf=001f449f84d9a808140dade7cca03d0e 

EHRHARDT Damien, FLEURY Hélène. (2018). Luminosité de la couleur goethéenne et dialogue des arts au Bauhaus. Lumière et Musique : appropriations, métaphores, analogies, Nicolas Dufetel; Katia-Sofia Hakim, Paris, Fondation Singer-Polignac, France. ffhal-01934347f

KWOK Yin Ning. (2020). article publié sur la plateforme  article caa.reviews à propos de Elizabeth Otto and Patrick Rössler Bauhaus Women: A Global Perspective (2019), CrossRef DOI: 10.3202/caa.reviews.2020.70 

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